Les perspectives du commerce agroalimentaire algérien : le point de vue de Kahina Mellab
Dans cette entretien, Kahina Mellab reprend les principaux enseignements de son intervention à l’Agora des Experts de Djazagro 2025
« De la production à l’exportation : le secteur agroalimentaire algérien face aux défis de développement » : tel était l’intitulé de l’intervention conduite par le Dr. Kahina Mellab à l’Agora des Experts, lors du jour inaugural de Djazagro 2025. Quels sont ces défis ? Réponse dans cette interview exclusive.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis enseignante-chercheuse en économie, affiliée aux universités algériennes et chercheuse au Centre de Recherche en Économie Appliquée pour le Développement (CREAD) à Alger. Titulaire d’un doctorat obtenu à l’ENSSEA d’Alger, je me spécialise en analyse macroéconomique et en économétrie appliquée.
Mes principaux axes de recherche portent sur l’économétrie du développement, la transformation structurelle des économies, l’intégration régionale et les stratégies de diversification économique. Une attention particulière est accordée au secteur agroalimentaire, en tant que moteur de croissance inclusive et de résilience économique.
Dans ce cadre, mes travaux s’intéressent à l’analyse des chaînes de valeur agroalimentaires, à la compétitivité des filières agricoles, à l’impact des politiques publiques sur le développement du secteur, ainsi qu’au rôle de l’agro-industrie dans la création d’emplois et la réduction des inégalités territoriales. Ces recherches visent à éclairer les décisions publiques en matière de sécurité alimentaire, de développement rural et de transition productive.
Selon vos recherches, quels sont, aujourd’hui, les principaux enjeux au développement des exportations agroalimentaires de l’Algérie ?
Malgré un potentiel agricole certain, les exportations agroalimentaires de l’Algérie demeurent limitées en raison de plusieurs freins d’ordres structurel, logistique et institutionnel. L’agriculture reste principalement orientée vers la satisfaction des besoins du marché local, avec une spécialisation dans des produits de base à faible valeur ajoutée, tandis que les cultures à fort potentiel exportable ou transformé demeurent marginales. Cette situation est aggravée par de graves insuffisances logistiques : l’absence de chaînes du froid performantes, d’entrepôts modernes et d’unités de conditionnement adaptées, mais aussi de liaisons maritimes régulières vers les marchés africains dans le cadre de la ZLECAF (Zone de libre-échange continentale africaine). L’Algérie souffre d’un manque de bateaux adaptés au transport de produits périssables et les capacités limitées en fret aérien (avions cargo) freinent l’accès rapide et compétitif aux marchés internationaux. En 2023, les exportations agroalimentaires restent marginales par rapport aux exportations totales, dominées à 92,80 % par les hydrocarbures. Par ailleurs, des contraintes réglementaires et administratives, telles que des procédures douanières complexes et une bureaucratie lourde, compliquent l’accès aux marchés internationaux. De plus, de nombreux produits algériens peinent à atteindre les normes exigées par les marchés internationaux (traçabilité, certifications, normes phytosanitaires) en raison d’un système de contrôle qualité encore peu développé.
En parallèle, le pays fait face à un mode de consommation de plus en plus dépendant des importations, ce qui accentue la vulnérabilité alimentaire et décourage les investissements dans les filières locales exportables. Dans ce contexte, il devient crucial de réorienter le modèle de production agricole en l’adaptant aux conditions climatiques nationales (stress hydrique, zones arides, variabilité saisonnière), tout en favorisant une consommation plus responsable et locale. Enfin, l’absence d’une stratégie nationale claire et cohérente reste un obstacle majeur : l’État oscille entre deux objectifs contradictoires (autosuffisance alimentaire et promotion des exportations), sans arbitrage structurant. Cette dualité crée une allocation inefficace des ressources, une instabilité des priorités et un manque de visibilité pour les acteurs économiques du secteur.
En quoi la ZLECAF constitue-t-elle pour l’Algérie une opportunité en matière de développement commercial ?
La Zone de libre-échange continentale africaine représente une opportunité stratégique pour l’Algérie, notamment dans un contexte où de nombreux pays africains sont des producteurs agricoles majeurs (cacao, café, coton, etc.). Bien que ces pays puissent offrir une forte concurrence dans certains secteurs agricoles, l’Algérie peut tirer profit de la ZLECAF de plusieurs manières :
- Complémentarité des secteurs agricoles : Alors que des pays comme la Côte d’Ivoire, le Ghana ou le Nigeria dominent la production de certains produits agricoles, l’Algérie peut se spécialiser dans des produits agricoles et agroalimentaires à forte valeur ajoutée comme les fruits, légumes ou les produits transformés, permettant de diversifier les échanges intra-africains.
- Transformation locale : L’Algérie peut se positionner comme un acteur majeur dans la transformation des matières premières agricoles en provenance d’autres pays africains. Par exemple, elle pourrait importer des produits agricoles bruts (comme le cacao ou le café) et les transformer localement en chocolat, café torréfié, ou d’autres produits à forte valeur ajoutée, avant de les exporter à travers le continent.
- Renforcement des chaînes de valeur régionales : Grâce à la ZLECAF, l’Algérie peut collaborer avec d’autres pays producteurs pour développer des chaînes de valeur régionales, où elle peut apporter son expertise dans la transformation, le conditionnement ou la production de produits agroalimentaires de niche, tout en bénéficiant de la libre circulation des biens.
- Diversification des marchés : L’Algérie peut accéder à un marché continental de plus de 1,3 milliard de consommateurs et explorer des niches de marché pour des produits spécifiques, notamment dans les secteurs agroalimentaires et pharmaceutiques, tout en réduisant sa dépendance aux marchés traditionnels.
- Attirer des investissements dans les secteurs agricoles et agroalimentaires : L’intégration dans la ZLECAF pourrait aussi attirer des investissements directs étrangers pour le développement de la production agricole et des projets de transformation et de distribution de produits agroalimentaires, contribuant ainsi à renforcer la compétitivité du secteur.
- Proximité géographique et culturelle : L’Algérie partage avec de nombreux pays africains des liens historiques, culturels et une proximité géographique facilitant les échanges.
En résumé, bien que les pays africains soient des producteurs agricoles importants, l’Algérie peut tirer profit de la ZLECAF en se concentrant sur l’exportation de produits transformés, en développant des partenariats stratégiques pour renforcer les chaînes de valeur régionales et en investissant dans des secteurs complémentaires, contribuant ainsi à la diversification et à la croissance commerciale du pays.
Quelle est, aujourd’hui, la place de l’Algérie sur ce terrain des exportations alimentaires par rapport aux autres pays du Maghreb ?
L’Algérie, par rapport à ses voisins du Maghreb, reste relativement en retrait dans le domaine des exportations agroalimentaires. Par exemple, la Tunisie a su se positionner favorablement sur le marché international, avec des exportations agroalimentaires évaluées à environ 3,5 milliards de dollars en 2023. Ce succès repose sur la diversification de ses produits, notamment l’huile d’olive, les dattes et les citrons, ainsi que sur des accords commerciaux favorables et une conformité stricte aux normes internationales. En comparaison, l’Algérie, bien qu’elle dispose d’un potentiel agricole certain, peine à diversifier ses exportations et à moderniser ses infrastructures logistiques, ce qui limite sa compétitivité par rapport à d’autres pays voisins.
En 2024, les exportations agroalimentaires de la Tunisie ont continué de croître. Cette performance a été soutenue par une augmentation notable de 14,6 % dans le secteur des industries agroalimentaires, notamment grâce à des produits tels que l’huile d’olive, les dattes et les agrumes. En comparaison, l’Algérie, malgré son potentiel agricole, reste relativement modeste dans le domaine des exportations agroalimentaires, ce qui la place derrière la Tunisie et d’autres acteurs du Maghreb.
Cependant, restons optimistes, car les décideurs publics ont pris conscience de la nécessité de développer ce secteur stratégique. Des initiatives visant à diversifier la production agricole, améliorer les infrastructures logistiques et répondre aux normes internationales pourraient permettre à l’Algérie de mieux exploiter son potentiel et de se positionner plus favorablement sur les marchés internationaux dans les années à venir. En particulier, le développement de la route reliant Tindouf à la Mauritanie pourrait jouer un rôle clé dans l’amélioration des échanges commerciaux et l’extension de l’exportation agroalimentaire vers d’autres marchés régionaux, en facilitant l’accès aux pays de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel.